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L’influence du numérique sur la création littéraire
Maria Zaki [1]
Introduction
Ce qui fait du numérique la question du moment, c’est pourrait-on dire, son extension ultra rapide et quasi imprévisible dans différents domaines. En quelques décennies seulement, ces nouvelles technologies ont instauré un rapport original de l’être humain avec la réalité, désormais marqué du sceau de la virtualité. Qui aurait pu prévoir que ce phénomène prendrait aussi rapidement autant de place et d’importance dans le monde ?
Internet peut être considéré comme un succès indéniable de la mondialisation, dans la mesure où l’interconnexion et l’intensité des flux d’informations ont atteint une telle ampleur leur permettant d’influencer le monde, de façon de plus en plus importante, aussi bien à l’échelle des individus qu’à celle des Etats. Le recours au numérique s’est imposé de manière très forte, suite à une double extension. La première, fut réalisée par l’introduction douce et sourde au sein de la vie et la seconde, ne fut pas moins qu’un tournant “éthique” inévitable.
La double extension d’Internet
A sa création en 1990, le Web n’était qu’un système de messagerie. Dix ans plus tard, les ordinateurs connectés donnèrent naissance à un nouveau monde numérique et virtuel : « Le Cyberespace ». « Ce nouveau vocable nous a empêchés de prendre conscience d’un changement d’espace qui s’est opéré de manière radicale », ce que le philosophe et historien des sciences et de l’épistémologie, Michel Serres, a souligné dans la conférence « Humain et révolution numérique » qu’il a donnée en 2013, à l’USI (Unexpected Sources of inspiration) [2]. En plus de l’adresse de son habitation (ou adresse postale), la seule qu’il n’ait jamais eue depuis le néolithique, l’Homme a commencé à avoir une adresse électronique et même plusieurs. Peu à peu, les boites aux lettres traditionnelles se sont vidées, au profit des boites électroniques. Ceci s’applique aussi au passage du téléphone fixe aux téléphones portables. « Les adresses postales se référaient à un espace métrique euclidien, alors que les adresses électroniques se réfèrent à un espace non métrique, topologique », comme l’a précisé Michel Serres, avant d’ajouter : « On ne doit pas dire que les nouvelles technologies ont raccourci les distances ou réduit les espaces, c’est faux car avec elles, on passe d’un premier espace à un second espace, complètement différent. Ce sont les moyens de transport qui réduisent les distances au sens où on l’entend. Les nouvelles technologies les suppriment. L’Homme ne vit plus dans le même espace que ses prédécesseurs et les conséquences sont considérables. »
Par ailleurs, Internet a fait tomber des frontières les unes après les autres, au profit de la consommation et une planète financière s’est constituée. Cet essor fulgurant d’Internet s’est accompagné d’une propagation d’idées et de rêves dans le monde entier dont nul ne pourrait nier les effets complètement inédits sur les humains. Cependant, personne ne dispose d’outils pour penser le phénomène dans sa globalité. Nous ne disposons que de théories partiellement vraies.
Quant à la seconde extension d’Internet, elle revêt un caractère inévitable. Comment vivre sans Internet aujourd’hui ? Pas une entreprise qui n’est son site, pas une administration publique ou privée qui n’incite les usagers à effectuer eux-mêmes leurs démarches en ligne, pas un journal de la presse écrite qui ne propose des informations exclusivement sur le net… etc. En 2012, un Français sur deux déclarait avoir déjà acheté sur un site en ligne, et en moins de cinq ans, ce fut le cas quasiment pour toute la population. La dématérialisation continue à s’accroître et Internet n’en finit pas de tisser sa Toile. Ceci implique, comme l’a rappelé aussi Michel Serres, que des institutions nouvelles sont à penser et à mettre en place, afin de suivre ce grand changement d’un point de vue juridique et politique.
Différents usages du numérique selon les individus
Avant d’essayer de repérer ce qui caractérise l’influence du numérique, ou du digital, sur la création littéraire, jetons un coup d’œil sur les différents usages du numérique selon les individus. Les outils numériques peuvent être utilisés de manières diverses et variées selon les personnes. Tout le monde ne s’en sert pas avec le même savoir, ni les mêmes bénéfices, ni dans les mêmes proportions. Néanmoins, il est possible de constater des points communs au sein d’une catégorie d’utilisateurs du numérique et de comparer quelques catégories antagonistes. La première correspond aux professionnels qui sont des ingénieurs, des concepteurs, des programmeurs ou des consultants en digital qui possèdent assez de connaissances pour en maîtriser les rouages. Par opposition, il y a ce qu’on pourrait désigner par les amateurs. Ceux-là sont principalement des utilisateurs du numérique de manière plus ou moins dilettante, plus ou moins réflexive. Ils ont peu ou prou de compétences dans le domaine et sont largement plus nombreux que les précédents.
La deuxième catégorie correspond aux jeunes qui sont très actifs ou hyper-connectés, comme on dit. Au début, nous pensions qu’ils avaient un sens inné du numérique, mais par la suite, cette idée de la jeunesse « digital native » a été sérieusement remise en question. En outre, hormis une minorité de jeunes qui s’appuie sur les outils numériques pour améliorer ses résultats scolaires ou consulter des sites au contenu culturel de qualité, les autres partagent leur temps entre leur smartphone et le grand nombre de messages (SMS, MMS…) échangés, et les réseaux sociaux ou les jeux sur le Net.
En face, il y a la catégorie de personnes plus âgées qui ont vraisemblablement moins de facilité à manier ces outils mais qui, en revanche, ne se laissent pas happer par Internet. Néanmoins, dans certains cas, il faut également les inciter à être plus vigilants pour limiter les dégâts qu’entraînent souvent des erreurs de jugement ou des mauvais choix, lors de l’utilisation d’Internet. D’autres catégories peuvent être relevées de la même manière : actifs/oisifs, riches/pauvres… etc., mais nous n’allons pas les développer dans cette communication.
L’impact des usages numériques sur la création littéraire
Etant donné que la production littéraire connait une croissance inédite en termes de quantité liée, entre autres, à une grande vitesse de réalisation, gardons-nous de tirer des conclusions trop hâtives, dans un sens comme dans l’autre, concernant la qualité de ces œuvres. Notre pensée doit se doter du sens critique nécessaire à l’esprit scientifique capable de rompre ses propres cadres, l’important étant de se libérer des entraves du conformisme revêtant un aspect rassurant, sans pour autant tomber dans les pièges de la séduction, ayant pris une ampleur sans précédent.
Aujourd’hui, du Tweet intempestif à la tentative littéraire, tout le monde écrit, partout, à tout âge, pour dire tout et n’importe quoi. Pourtant, l’écriture, plus que l’oralité, invite à peser ses mots, contrôler son orthographe, réviser sa grammaire, et structurer ses idées. On a l’impression que les gens sont devenus graphomanes, c.à.d. atteints d’une impulsion maladive poussant à écrire continuellement. Fini la tempérance ! Oublié, l’expression d’Horace qui dit : « Les paroles s’envolent, les écrits restent. » C’est comme si bon nombre d’humains étaient pris dans un engrenage, inconsciemment.
Ceci nous conduit à plusieurs interrogations, mais avant de les considérer, rappelons la question posée par l’écrivain américain Douglas Rushkoff : « Ecrire avec le numérique est-ce programmer ou être programmé ? » [3]. La réponse est vraisemblablement : « être programmé », car le nombre élevé d’utilisateurs n’a rien avoir avec celui des programmeurs qui l’est beaucoup moins. C’est pourquoi, Rushkoff nous met en garde contre le risque d’être des utilisateurs utilisés.
Passons à présent à nos propres questions.
Première question : L’ère du numérique est-elle une ère où tout est ouvert, où tout est à créer ?
Aujourd’hui, le numérique a envahi notre quotidien, modifiant considérablement les différentes productions et pratiques culturelles. Mais évitons de penser que l’ère numérique est une ère où tout est ouvert. Il serait plus judicieux de dire que cette ère a ouvert de nouvelles portes qui mènent inévitablement à une évolution de notre manière de lire, d’écrire et de publier. Certes, ceci a incité des auteurs et des éditeurs indépendants réactifs aux nouvelles tendances, à saisir des opportunités qu’ils n’avaient pas auparavant. La démultiplication des nouvelles formes et supports de publication sur le Web leur a permis d’explorer des possibilités inaccessibles dans le circuit classique, mais les autres auteurs et éditeurs, ainsi que les diffuseurs et les institutions, s’y sont mis également. Ce dernier basculement a amplifié la complexité des débats et des opinions à l’égard de la création littéraire actuelle.
D’autre part, si nous revenons à l’histoire des mutations des pratiques de la création littéraire, nous constaterons que les premières relations entre la littérature et le numérique ne sont pas dues à Internet mais à une quête créative profonde qui parcourt les avant-gardes et pousse les auteurs à la variation. Nous pouvons rappeler la pratique de l’écriture combinatoire qui a produit les premières œuvres entre 1959 et 1975. Dans son livre : L’art et l’ordinateur, publié en 1971, le professeur Abraham Moles dit : « L’ordinateur produit des variations que l’auteur, dans un second temps, réinjecte comme bon lui semble dans ses productions. » [4].
Nous pouvons également relever la question du hasard et de l’aléatoire dans la littérature générative, grâce aux auteurs qui ont associé leurs écrits aux incertitudes du jeu (jeu de go, jeu de cartes, marelle…) donnant un dispositif de lecture participative aléatoire. Par exemple, l’auteur argentin Julio Cortazar dans son roman « Marelle », publié en 1963 [5]. Ce type de dispositif génératif offre des propositions de lecture actualisée sans fin, ou presque, à partir d’un texte d’origine ou d’une matrice génératrice de textes.
Les exemples de ce type ne manquent pas, ce qui rejoint ce que Serge Bouchardon, professeur à l’UTC (Université de Technologie de Compiègne), dont le domaine de recherche est l’écriture numérique, confirme en disant : « La création littéraire avec et pour l’ordinateur existe depuis plus d’un demi-siècle. Cette littérature s’inscrit dans des lignes généalogiques connues : écriture combinatoire et écriture à contraintes, écriture fragmentaire, écriture sonore et visuelle. » [6].
Dès lors, nous ne pouvons pas considérer que l’ère du numérique est une ère où tout est à créer mais plutôt où tout est à repenser. Pour l’heure, l’enjeu de se réinventer dans ce nouveau monde qui se doit de conjuguer littérature et numérique demeure loin d’être cerné.
Deuxième question : A quel point une redéfinition de la création littéraire s’avère-t-elle nécessaire, aujourd’hui ?
Comme nous l’avons déjà signalé, les rapports entre le numérique et la création littéraire sont complexes et dépassent les problèmes liés au simple passage d’un support à l’autre. Les nouvelles œuvres ont des dimensions hypertextuelle, multimédia et interactive. Il faut donc juger des textes animés, manipulables, dans lesquels les mots n’ont plus seulement leur valeur linguistique. Ils possèdent des icônes, des fenêtres, un rythme, un mouvement… etc.
Avant de répondre à cette question, il faut distinguer la littérature numérisée de la littérature numérique. La première, correspond aux textes de littérature classique, encodés dans la bibliothèque numérique et les textes téléchargeables ou les e-books. Et la seconde, est écrite directement pour le dispositif numérique.
Le cas de la littérature numérisée demeure relativement simple. Aux compétences requises pour l’analyse purement littéraire, centrée sur l’écrit, s’ajoute uniquement la prise en compte des possibilités d’enrichissement expressif que permettent les dispositifs informatiques. Deux cas de figures se présentent à nous : le livre homothétique et le livre augmenté ou enrichi. Dans le premier cas, le livre numérisé reproduit à l’identique le contenu de son homologue sur papier. Dans le second, celui-ci dépasse la forme d’origine, en enrichissant le texte de médias, et en le rendant plus interactif. Citons l’exemple des « classiques interactifs », publiés par L’Apprimerie que relate le professeur Arnaud Laborderie en disant : « L’édition enrichie du Horla 8 (2014), de Maupassant, surprend d’emblée avec une ouverture en musique, aux tonalités assez inquiétantes. Des figures textuelles animées et manipulables alternent avec des pages de texte classiques, invitant le lecteur à plonger dans un univers poétique où l’environnement sonore et les interactions renforcent le sentiment d’immersion dans l’œuvre. De tels livres ne se contentent pas d’enrichir le texte, ils proposent une nouvelle médiation, immergeant le lecteur dans un univers plastique, narratif et discursif. » [7].
Quant à l’analyse de la littérature numérique, elle s’avère beaucoup plus complexe. Pour comprendre et analyser ces nouvelles pratiques, il faut adopter une autre démarche didactique, avec de nouvelles compétences, allant de l’analyse littéraire à la programmation, de l’esthétique au web design, des études cinématographiques à la musicologie, ou encore des sciences de la communication à l’ingénierie des réseaux. Nous sommes amenés à analyser les figures de manipulation et d’animation du texte. En d’autres termes, il faut passer d’une critique du texte à une critique du dispositif. Il s’agit donc d’une démarche didactique transversale, ou méta-scripturale.
Ceci montre qu’une redéfinition de la création littéraire serait la bienvenue. De la confrontation du texte avec l’image et le son, risquent de surgir de nouvelles formes de créativité que l’on hésite à rattacher à la littérature, tant elles se croisent avec les formes d’art qu’a pu faire naître le multimédia.
D’autre part, l’implication du lecteur dans le processus d’élaboration, notamment dans le cas d’hypertexte, lui permet de devenir acteur et le mène à s’improviser auteur, en quelques sortes. Même résultat dans le cas des écrits collectifs sur des blogs, avec plusieurs éléments qui influent le texte : auteurs multiples, commentaires des lecteurs, échanges entre l’auteur et ses lecteurs,… etc. Dès lors, nous pouvons dire que même la notion d’auteur nécessiterait une redéfinition.
Troisième question : Les outils numériques seront-ils uniquement utilisés pour des usages hybrides ? Et qu’en est-il du cas du livre numérique en particulier ?
“Si je sais pourquoi, je sais.” disait Aristote, mais avec le numérique, nous baignons dans un univers de rétroactions permanentes et nous avons du mal à démêler les effets de ces usages, de leurs causes.
Après avoir considéré l’écriture numérique, considérons à présent la lecture. L’accroissement continu du nombre de personnes qui s’adonnent à la lecture de livres sur des écrans numériques, tous appareils confondus (liseuses, tablettes, ordinateurs ou smartphones) est indéniable. Le nombre de livres numériques lus pour le travail, pour les études ou pour les loisirs a significativement augmenté, ces dernières années. Cet état de choses peut être expliqué par un meilleur taux d’équipement et des prix plus abordables, mais aussi par l’adoption de nouvelles habitudes. Habitudes que la crise sanitaire mondiale a renforcées. De nombreux lecteurs exclusifs en imprimé, déclarent qu’ils envisagent de passer à la lecture numérique. Ils déclarent également que depuis qu’ils lisent en numérique, ils lisent plus de livres qu’avant.
Par conséquent, le livre imprimé tend à être réservé davantage aux loisirs qu’aux études ou au travail. De toute évidence, les professionnels, les étudiants et les chercheurs, qui ont besoin d’un grand nombre d’informations, et donc de livres, pour un seul et même sujet, préfèrent y accéder directement en ligne. Ils peuvent en disposer sans devoir commander de livres imprimés ou de se rendre à la bibliothèque. Le numérique leur propose un éventail d’informations tellement large, qu’il serait absurde de ne pas s’en servir. D’un seul clic, il est possible d’accéder directement, et à tout moment, à l’information recherchée ou au livre souhaité. Tout tend à encourager les derniers récalcitrants à s’y mettre.
Conclusion
Le monde actuel poursuit une course au cap difficilement lisible. En même temps, nous vivons une phase extrêmement intéressante, à l’échelle de l’histoire humaine. D’aucuns pensent que l’être humain d’aujourd’hui a besoin de forger un imaginaire technologique à son image, pour mieux dompter le monde numérique, et que la machine n’est qu’un outil qui lui permet de réaliser ce que son corps seul ne saurait faire. Ceci rejoint la notion d’”Homme augmenté“. A ce sujet, les professeurs et chercheurs au CNRS, Bernard Claverie et Benoît Le Blanc, précisent : « Le terme « augmentation » désigne, lorsqu’il se réfère à l’homme ou à l’humain, un ensemble de procédures, méthodes ou moyens, chimiques ou technologiques, dont le but est de dépasser les capacités naturelles ou habituelles d’un sujet. » [8]. De la même manière, nous pouvons considérer qu’il s’agit de “littérature augmentée“.
Dans chacune de nos réponses, demeure encore une question, voire plusieurs. C’est pourquoi, la seule conclusion que nous pouvons risquer, c’est que nous sommes confrontés à une problématique qui présente de multiples paramètres et d’infinies variations.
Références :
[1] : Laboratoire de recherche et de développement, Datacell, France.
[2] : Michel Serres (2013). Humain et révolution numérique, l’USI (Unexpected Sources of inspiration).
[3] : Douglas Rushkoff (2010). Program or be Programmed: Ten Commands for a Digital Age.
[4] : Abraham Moles (1971). L’art et l’ordinateur, éd. Blusson.
[5] : Julio Cortazar (1963). Marelle en espagnol : Rayuela, roman traduit par Laure Guille Bataillon (roman) et Françoise Rosset (essai).
[6] : Serge Bouchardon (2014). La valeur heuristique de la littérature numérique, Thèse/Mémoire.
[7] : Arnaud Laborderie (2020). Le livre augmenté : un nouveau paradigme du livre ? Revue de la Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque nationale de France.
[8] : Bernard Claverie et Benoît Le Blanc (2013). Homme augmenté et augmentation de l’humain, CNRS éditions.
Communication de Maria Zaki dans le cadre du Colloque international sous le thème : “La Représentation en langues, littératures et arts : quelles mutations à l’ère du digital ?” à l’Université Mohammed V de Rabat, les 30-31 mars 2022.
La conscience de soi et de l’autre chez Abdelkébir Khatibi
Maria Zaki[1]
L’œuvre d’Abdelkébir Khatibi étant imposante et pluridisciplinaire, cette communication ne représente qu’une goutte dans un océan. Par ailleurs, il est évident que peindre, ou rendre par des mots, le portrait de Khatibi serait une tâche impossible, d’autant plus qu’il s’est frayé un chemin où l’initiatique l’emporte sur l’accompli et la quête inachevée, sur le fini. Ce chemin, qu’il a parcouru en « Etranger professionnel » et balisé par « l’Aimance », nous continuons à en découvrir des fragments inconnus ou inexplorés, comme des étapes ou des voyages dans le monde. Khatibi considérait chacun de ses livres comme un voyage, qui peut être un voyage initiatique pour certains lecteurs et relecteurs susceptibles de reprendre son itinéraire depuis son premier ouvrage. Il pensait que la lecture et la relecture avaient leur place parmi les quêtes initiatiques et que les lecteurs étaient des personnes voulant enrichir leur vie intérieure et acquérir plus de maturité.
Ce sont des thèmes de qualité à dimensions littéraire, politique, sociale, interculturelle, mystique… qu’il a légués à tous ceux qui s’intéressent à son œuvre comme des pistes à explorer au-delà du temps. Par ses pensées, ses recherches et ses écrits, il désirait atteindre un art de vivre où le dialogue intelligent et la communication bienveillante libéreraient de la contemporanéité. Son œuvre a marqué, de manière indélébile, au moins deux générations de jeunes intellectuels maghrébins qui lui sont infiniment reconnaissants.
Khatibi naquit à El Jadida en 1938, en plein deuxième guerre mondiale et son père, théologien et négociant, mourut juste après la fin de cette guerre. Orphelin à neuf ans, il grandit en plus à la fin de la période de la colonisation du Maroc par la France. Très tôt, il comprit ce qu’il lui faudra pour se faire une place dans une société, pour le moins, désorientée. Il y parvint, puisqu’il réussit ses études secondaires au Maroc, alla étudier à la Sorbonne à Paris, puis retourna enseigner à l’Université Mohammed V de Rabat. Mais le plus important, est que la littérature accompagna sa vie de manière continue, depuis l’âge de douze ans à peu près, quand il était élève en pension à Marrakech.
L’écriture de Khatibi s’est d’abord construite à partir de la réflexion sur soi, puis c’est son regard dédoublé sur les autres qui opéra. Dans son premier roman La mémoire tatouée. Autobiographie d’un décolonisé, Khatibi (1971, 12) souligne : « Et je pense bien que ma profession -regard dédoublé sur les autres- s’enracine à tout hasard à l’appel de me retrouver, au-delà de ces humiliés qui furent ma première société »[2]. Pour lui, c’est entre deux langues, à la faveur d’un regard dédoublé, qu’une pensée nouvelle était possible. La portée stratégique d’une telle démarche lui semblait décisive car susceptible de permettre aux pays dominés de mieux comprendre les fondements de cette domination, et de cheminer, au-delà de toute théologie d’origine, vers une interrogation inédite. Il pensait que l’on devait supporter la vérité sur les hommes, leurs impulsions, leur cruauté, …, pour arriver à mettre en forme le monde au moyen de la littérature. Il a tenté, dans ce livre, de suivre à la trace les signes et les actes qui frappent un homme et le marquent définitivement. Ainsi, Khatibi (1971, 16) dit :
L’image choc de mon père est comique : marche dans la rue, lui rigide, entre ciel et terre, m’écrasant de sa taille, et moi trottinant en silence. La seule photographie que j’aie conservée de lui me renvoie un visage de bagnard, la tête nue, les cheveux coupés ras, les oreilles en flèche, le regard d’une douceur acide, et en bas de la photographie des empreintes digitales bien fanées[3].
On remarque en plus l’utilisation fréquente des mots « différence » et « identité » dans cet ouvrage.
Il réussit, par la suite, à trouver une issue dans l’universalité du concept de domination pour échapper à toute forme de haine autodestructrice et remplacer le ressentiment par le discernement sur soi d’abord, puis sur l’autre quel qu’il soit. C’est à partir de Nietzsche qu’il parvint à mieux articuler la question de la différence, au-delà de la morale et de la métaphysique. Ce que lui inspirait la question de l’être, de l’identité et de la différence était à la fois fort et compliqué, mais la philosophie lui permit de mieux s’en acquitter, même s’il se considérait coupé de toute filiation de ce côté. Dans son essai Jacques Derrida en effet, Khatibi (2007, 57) dit : « Rien n’est donc assuré, donné ou accordé par avance, sans le risque d’une division active de soi. On est plutôt dans l’horizon d’une promesse, une possibilité productrice, un jeu avec le hasard et l’inconnu »[4].
Soit dit en passant, une amitié d’une trentaine d’années, caractérisée par un dialogue philosophique permanent, liait Khatibi et Derrida qui n’est jamais guéri de sa « nostalgérie » selon ses propres termes. Les deux hommes entretenaient une correspondance autour de la problématique de l’identité et la langue maternelle, ou comment dire « je » dans une autre langue que la sienne d’origine. Alors que Khatibi revendiquait son bilinguisme, Derrida évoquait « Le Monolinguisme de l’Autre »[5]. La relation problématique de Derrida avec la langue française l’amène à la « déconstruction » que Khatibi considère comme une « décolonisation », ce qu’il exprime dans Le scribe et son ombre (2008, 61) :
Depuis les années soixante-dix, j’avais essayé de trouver une relation significative entre la « déconstruction » et la « décolonisation », d’autant plus qu’une proximité de situation historique (il est né en Algérie et y a grandi jusqu’à dix-huit ans) encourageait un désir de révolte, mais une révolte pensée et argumentée, contre un passé dont on a souffert. J’appelais ce passé “l’état de servitude”. Oui aller vers un monde à venir sans se renier[6].
Les deux amis ont travaillé ensemble au Maroc, en France et aux USA, et chacun a écrit sur l’autre.
On a qualifié Khatibi de sociologue, de chercheur, de professeur, de poète, de romancier, d’essayiste, de sémiologue, de critique d’art, de philosophe, et même de politologue. Cette non-identification des rôles l’accablait, jusqu’au jour où il décida de la considérer comme une contrainte favorable à la conscience de soi et de l’autre, constituant un pas essentiel vers la connaissance de soi et de l’autre. Ainsi des actes tels que la rencontre, le dialogue, les interférences, les conférences, les collaborations ou les controverses…, produisirent chez lui une évolution du « moi » réel et une métamorphose du « moi » imaginaire qu’il exprima ainsi dans son ouvrage Le scribe et son ombre (2008, 118-119) :
Je ne cessais de cultiver, dans mes propriétés imaginaires, mon autre abri, espace marginal, réservé aux plaisirs de la solitude ascétique, qui fut favorable à mes premiers écrits. Avec ce désir continu d’être caché, comme un animal dans sa retraite. Plus tard, cet animal prit son envol. Il se transforma en cheval solaire, qui parcourait la Méditerranée en changeant de couleur à l’aube de chaque pays[7].
Pratiquement à la même période, il confia à Hassan Wahbi (2010, 28) :
Vous me demandiez, mon ami, comment je préfère qu’on me définisse. Eh bien, je dirai que je suis un résistant pacifique, ou mieux, un horizontain amoureux. Mais cette formule change selon mon état d’esprit. Chacun est libre de me définir comme il l’entend ou le sent. Je ne me porte garant que de mes propres incertitudes[8].
Khatibi mena un travail de sociologue et de critique littéraire de premier ordre, depuis 1968. Tout d’abord, sur la littérature maghrébine contemporaine, et sans rentrer dans les détails concernant les multiples approches dont il se servit (analyse du contenu, échelles d’attitudes, linguistique structurale, théorie des jeux, théorie de l’information, cybernétique…), relevons simplement un passage dans son essai Le roman maghrébin qui en dit long (1979, 9) : « Il fallait bien démontrer que les sociétés colonisées ne sortaient pas du néant, qu’elles étaient dotées de valeurs authentiques et d’une véritable culture »[9]. Puis ce furent d’autres essais tout aussi remarquables, tels que Maghreb pluriel[10] (1983) ou Penser le Maghreb[11] (1993). Des ouvrages où il mit l’accent sur les recherches entreprises par les écrivains maghrébins et leur volonté de dépasser la soumission. Ecrivains qui ont traité des questions graves, telles que la lutte anticoloniale, le rejet de l’aliénation et de la dépersonnalisation,…etc. Mais ces mêmes questions, Khatibi ne manqua pas de dénoncer qu’elles véhiculaient une certaine obsession du politique, jusqu’au sein du roman maghrébin, affaiblissant son esthétique et brouillant sa cohérence. Il regrettait également le manque d’infrastructure nécessaire à la vie d’une littérature nationale.
Khatibi pensait que le rôle de l’intellectuel est d’accompagner l’histoire de son époque en maintenant son droit de regard sur les évènements et sur les hommes. Dans son Manifeste sur le métissage culturel, on remarque qu’il annonçait déjà la couleur du champ intellectuel à cultiver. Le dixième point de ce Manifeste dit (1990, 150) :
Au métissage culturel, il faudrait des règles du jeu. Lesquelles ? Je vous invite, je nous invite à y réfléchir, chacun selon son droit de regard. Par exemple il faudrait, n’est-ce pas, mieux préciser les figures de l’étranger, les dégager de leurs extériorités informes, de leur complaisance ou de leur barbarie. Pensée des frontières : en élaborer les lignes directrices, les cadres, les jeux d’ombres et de lumières de couleurs, de limites de résistance et de passage[12].
Ces arguments seront décisifs pour lui, il en dira (2008, 118) :
Je les ai intellectualisés, au fur et à mesure, avec quelques motifs que j’ajoutai à mon lexique de la quête de soi, de l’image de soi dans le regard de l’autre. Je poursuivais ma quête, dans des collaborations variées avec d’autres scribes, des artistes, des penseurs. Car je pouvais avancer avec mon esprit et le leur[13].
Il a, effectivement, produit des ouvrages à quatre mains et de nombreux collectifs dont des livres d’art, des écrits épistolaires, des textes de réflexion et d’autres formes génériques. Il nous faut plusieurs pages pour n’en citer que les titres[14].
La tendance multipolaire constitue l’un des fondements de la pensée khatibienne. Outre l’ouverture à tout dialogue vivifiant et interactif, on distingue aisément un autre pôle d’intérêt qui est le voyage. Grâce à ses voyages fréquents et multiples, il parvint à mieux cerner ce qu’il désignait par les lieux de passage et de résistance entre les hommes, les communautés et les pays, entre les différentes cultures, les spiritualités et les religions. Ces voyages étaient parfois physiques et parfois intellectuels, voire oniriques, mais tous avaient une ligne directrice représentée par la notion de « l’étranger professionnel ». Ce point nous renvoie à son essai intitulé : Figures de l’étranger dans la littérature française qui montre l’intérêt de Khatibi (1987, 211) pour l’écriture « en tant qu’exercice d’altérité cosmopolite, capable de parcourir les différences »[15]. Il (1987, 66) y définit ainsi une fonction de l’étranger : « l’étranger est le troisième terme entre moi et moi. Il est un messager, un passeur de désir et de pensée »[16]. Ceci montre que le voyage devient passage, grâce à la rencontre avec l’étranger. Autrement dit, sans cette rencontre, il n’y a pas de passage possible. Malgré cela, le changement en soi n’opère pas toujours. Pour ce faire, il faut des conditions éthiques. Khatibi (1987, 85) en dit dans le même essai : « Rencontrer l’étranger, leçon paradoxale : rencontrer, ne pas évaluer ni dévaluer, ni classer là où il ne s’agit que de différer (ses croyances, ses habitus, ses passions barbares) »[17]. Ainsi, en plus de sa mission de passeur, l’étranger professionnel possède une éthique qui, d’une part, va à l’encontre de toute forme de racisme ou de rejet, et d’autre part, permet de dépasser la passion de l’autre, la passion de la rencontre en la transformant en écoute, en accompagnement comme le disait Khatibi lui-même. Pour cela, il nous a laissé des points de repère, comme « l’Inter » dans les relations personnelles ou collectives, culturelles ou religieuses, dont « l’interlangue de l’aimance » fait partie. Ce point sera repris plus loin dans cette communication.
Quant à la question de l’identité, arrêtons-nous simplement sur un chapitre dans Le scribe et son ombre qu’il lui consacra et qu’il nomma de fait Fluidité identitaire où il (2008, 120) dit :
L’accès à mon humanité ne m’est pas accordé par héritage. Plutôt par désir d’extranéité. Dans le sillage d’une fluidité identitaire, marquée de points mobiles d’adaptation à soi et à autrui, comme si le scribe que je suis faisait son autoportrait en puisant dans un réservoir de passés successifs, sans aucun effort apparent[18].
Ces passés successifs correspondent au jeu d’identités successives ou surimposées qu’il dut pratiquer tout au long de sa vie. Un jeu qui exige un esprit d’analyse approprié à chaque situation. En d’autres termes, une intelligence circonstancielle. Ceci confirme, si besoin est, que, pour Khatibi, l’identité est étroitement liée à l’altérité. Ainsi, il y eut d’abord le mot d’ordre : « se décoloniser » de l’époque où il était jeune et qu’il fit sien, tant que la situation l’exigeait. Ensuite, son mot d’ordre propre fut : « Transfigurer l’expérience en épreuve initiatique », l’ayant amené à transmuer la violence subie en action positive et productive. Je n’ajouterai, concernant ce point, que les propos de Hassan Wahbi (2009, 13) qui concordent avec ma propre pensée : « Pour Khatibi, ni l’histoire ni l’identité ne sont figées dans le temps malgré les passions collectives qui ravivent ce type de figement, soutenues en cela par les idéologues culturalistes et solipsistes qui taillent au cordeau »[19].
Khatibi avait, par ailleurs, compris que l’on ne pouvait pas isoler l’intellect des différentes instances du « moi », aussi bien le conscient que l’inconscient. Il ne pouvait pas faire fi des éléments psychologiques qui existent dans un être à son insu. Il eut alors un certain intérêt pour la psychanalyse. Le dialogue entre la psychanalyse et la littérature existe depuis l’avènement de la psychanalyse et Khatibi y a contribué de manière remarquable, tout d’abord par des conférences et des articles tels que : Histoires généalogiques du mot divan, Emasculée conception ou encore Possession d’Iblis, respectivement publiés dans les revues de psychanalyse : Transitions, Fleuve, Patio[20], et repris dans son ouvrage Par-dessus l’épaule[21]. Ensuite par ses correspondances avec les psychanalystes Jacques Hassoun et Ghita EL Khayat, ayant donné deux ouvrages ; respectivement : Le même livre[22] et Correspondance ouverte[23]. Et enfin, par la publication de sa propre psychanalyse dans Le Scribe et son ombre, chapitre Psychanalyse ponctuelle[24]. Par cette démarche, il s’aventura en dessous du seuil du conscient pour fouler un chemin encore inexploré et sonder des mécanismes intra-psychiques plus complexes. Et comme aucun psychanalyste n’a publié son journal, la démarche de Khatibi demeure unique.
Quant à la poésie de Khatibi, c’est celle qui explore aussi bien la beauté que la gravité de la vie, la légèreté que la densité des choses. C’est également celle qui désire, qui affirme la vie et la justifie en art et en pensée. Et c’est elle qui a introduit Khatibi au monde comme une promesse, une promesse qui se renouvelle, car son premier engouement fut Gibran Khalil Gibran, poète bilingue dont la sensibilité le toucha immédiatement. A douze ans, il s’essayait à des poèmes qui le pastichaient, des poèmes en arabe. Puis ce furent les romantiques français. A douze-treize ans, il publia un poème en français dans la page culturelle de Maroc-Presse. Ensuite, ce furent Baudelaire et Rimbaud, puis bien d’autres poètes.
Ses poèmes montrent qu’il fait partie des poètes les plus inventifs dans la langue française. On y relève particulièrement l’identité des contraires, la fragilité des images, la rhétorique musicale et la rigueur surdéterminante. Khatibi est un styliste des idées et de leur mise en forme. Dire en peu de mots le plus de sens est la règle première de ce style. Vient ensuite le rythme qui lie les choses à la langue qui les exprime, et qui nous fait distinguer le style de Khatibi, le mouvement émotif de sa pensée à la fois poétique et proche du mythe. Ceci paraît clairement dans son œuvre Le lutteur de classe à la manière taoïste[25]. Il avait lu le Tao par curiosité et découvert que le taoïsme, pensée issue d’une tradition lointaine, était très intéressant. Alors il l’a fait intervenir au Maghreb en 1975, non pas par provocation, mais parce qu’il était fasciné par cette grande pensée du vide.
Et dans son ouvrage Quatuor poétique ou Vœu de silence qu’il qualifie de variations sur le silence et la poésie se référant particulièrement à l’œuvre de Rilke, et qu’il dédie à la mémoire de Jacques Derrida, Khatibi (2006, 10) dit :
Le poète est seul devant la puissance infinie du silence, garant et abîme de son chant… Le poète sent que la langue qu’il parle et qui le parle, lui a été prêtée, comme si elle allait lui être retirée, par extorsion ou par la pesanteur du silence qui nourrit, dans les moments de détresse, sa difficulté de vivre[26].
La poésie de l’aimance, plus particulièrement, a permis à Khatibi (2008, 128) de tracer une ligne de démarcation et de devenir pour l’amour qui pense. Une espèce de clairière où s’opère la découverte de soi et de l’autre :
J’appelle aimance cette autre langue d’amour qui affirme une affinité plus active entre les êtres, qui puisse donner forme à leur désir et à leur affection mutuelle, en son inachèvement même. Je pense qu’une telle affinité peut libérer entre les aimants un certain espace inhibé de leur jouissance. En cela, elle réclame le droit à l’art et à la pensée dans l’univers si complexe et si paradoxal des sentiments. C’est donc un art de vie, telle qu’elle est et telle qu’elle advient… [27].
Il s’agit d’accompagner soi et l’autre dans le monde du savoir sensible, au moyen de l’art et de la pensée. C’est donc l’un des ponts les plus intéressants que Khatibi ait jetés entre le monde des signes et les signes du monde. Mais ce concept ne permit pas seulement à Khatibi de capter et de mettre en circulation ces signes grâce à la vitalité du langage poétique, de l’imagination et des jeux d’esprit, comme on pourrait le croire. Il l’a également aidé à mettre à distance la violence de certaines personnes ou situations. Hassan Wahbi (2010, 44) le souligne en évoquant des propos de Khatibi :
Il m’arrive d’écrire à cœur ouvert quand je souffre. Relisez En guise de souffrance dans les poèmes Aimance. C’est le condensé de certaines situations de vie assez insupportables, dans mes relations avec d’autres. Mais j’ai tout sublimé pour en tirer une leçon de vie[28].
Khatibi est toujours parmi nous. Plus que cela, il vit en nous, selon le principe de la sollicitude, et suivant la ligne spirituelle qui traverse quasiment l’ensemble de sa production. Chaque fois qu’on a recours, d’une façon ou d’une autre à son œuvre, il est présent. Parce que Khatibi se souciait de nous, de l’Autre. Il était toujours à l’écoute de ce qui se passait autour de lui, de manière affirmative ou bien en retrait, mais toujours à l’écoute. Cet élan d’altruisme, de compréhension et de communication avec l’autre explique également les rapports qu’il entretenait avec des grands penseurs tels que Roland Barthes (1979, 667) qui lui a rendu un bel hommage dans un texte intitulé Ce que je dois à Khatibi, dont voici un extrait qui révèle beaucoup de choses :
Khatibi et moi, nous nous intéressons aux mêmes choses : aux images, aux signes, aux traces, aux lettres, aux marques. Et du même coup, parce qu’il déplace ces formes, telles que je les vois, parce qu’il m’entraîne loin de moi, dans son territoire à lui, et cependant comme au bout de moi-même, Khatibi m’enseigne quelque chose de nouveau, ébranle mon savoir… Car ce qu’il propose, paradoxalement, c’est de retrouver en même temps l’identité et la différence : une identité telle, d’un métal si pur, si incandescent qu’elle oblige quiconque à la lire comme une différence. C’est en cela qu’un Occidental (comme moi) peut apprendre quelque chose de Khatibi[29].
L’originalité de Khatibi se trouve, d’une part, dans l’élaboration d’une « pensée-autre décolonisée », en dehors des stéréotypes concernant l’Occident et l’Orient, et d’autre part, dans le renoncement au savoir-faire impersonnel, dans l’écartement de la prose ordinaire au profit de textes exigeants qui déjouent les règles génériques. Ce sont les textes eux-mêmes qui importaient à Khatibi et non les labels. Des textes où opère « l’éclosion du sens ». Le sens qu’il tenta justement de faire éclore dans des écrits ouverts à l’aventure et à la tâche inconnue. Aussi s’était-il volontairement écarté des voies “reconnues” qui ne conviennent ni à sa vocation littéraire, ni à sa responsabilité créatrice. Parce que le chemin de Khatibi est régi par la conscience intellectuelle, par le plaisir de la pensée en quête du sujet littéraire et de son individuation, loin de toute aliénation au système de reproduction ou de consommation, loin de toute forme de populisme ou de culturalisme. C’est également un chemin du désir de l’intemporalité et de la trace. Autant de points qui nous permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un chemin initiatique qu’il parcourut comme le souligne Hassan Wahbi (2010, 64) « comme un fugitif de la Mort, un rescapé d’une apocalypse dont ses textes témoignent. Dans le rythme, les tremblements de la syntaxe… »[30]. Pour toutes ces raison et bien d’autres, qu’il serait impossible d’évoquer en si peu de pages, la place de Khatibi est unique dans l’histoire culturelle marocaine et son œuvre, légitimement qualifiée d’Universelle.
[1] Laboratoire de recherche et de développement, Datacell, France.
[2] Abdelkébir Khatibi (1971). La mémoire tatouée, Denoël, Paris, p. 12.
[3] Abdelkébir Khatibi (1971). La mémoire tatouée, Denoël, Paris, p. 16.
[4] Abdelkébir Khatibi (2007). Jacques Derrida en effet, Al Manar, Paris, p. 57.
[5] Jacques Derrida (1996). Le Monolinguisme de l’Autre, Paris, Galilée.
[6] Abdelkébir Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, p. 61.
[7] Abdelkébir Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, pp. 118-119.
[8] Hassan Wahbi (2010). La beauté de l’absent. Entretiens avec Abdelkébir Khatibi, L’Harmattan, Paris, p. 28.
[9] Abdelkébir Khatibi (1979). Le roman maghrébin, Essai, SMER (Société marocaine des éditeurs réunis), Rabat, p. 9.
[10] Abdelkébir Khatibi (1983) Maghreb pluriel, Essai, Denoël, Paris.
[11] Abdelkébir Khatibi (1979). Penser le Maghreb, Essai, SMER, Rabat.
[12] Abdelkébir Khatibi (1990). Le métissage culturel. Manifeste, Okad, Rabat, p. 150.
[13] Abdelkébir Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, p. 118.
[14] Saïd Nejjar (2001). Bibliographie de l’œuvre de Abdelkébir Khatibi, Okad, Rabat, pp. 23-54.
[15] Abdelkébir Khatibi (1987). Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, Paris, p. 211.
[16] Abdelkébir Khatibi (1987). Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, Paris, p. 66.
[17] Abdelkébir Khatibi (1987). Figures de l’étranger dans la littérature française, Denoël, Paris, p. 85.
[18] Abdelkébir Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, p. 120.
[19] Hassan Wahbi (2009). Abdelkébir Khatibi. La fable de l’aimance, L’Harmattan, Paris, p. 13.
[20] Saïd Nejjar (2001). Bibliographie de l’œuvre de Abdelkébir Khatibi, Okad, Rabat, p. 35.
[21] Abdelkébir Khatibi (1988). Par-dessus l’épaule, Aubier, Paris.
[22] Abdelkébir Khatibi et Jacques Hassoun (1985). Le Même Livre, L’Éclat, Paris.
[23] Abdelkébir Khatibi et Ghita EL Khayat (2004). Correspondance ouverte, Marsam, Rabat.
[24] Abdelkébir Khatibi (2008). Le scribe et son ombre, La Différence, Paris, pp. 71-89.
[25] Abdelkébir Khatibi (1976). Le lutteur de classe à la manière taoïste, Sindbad, Paris.
[26] Abdelkébir Khatibi (2006). Quatuor poétique. Rilke, Goethe, Ekelof, Lundkvist, Al Manar, Paris, p. 10.
[27] Abdelkébir Khatibi (2008). Aimance, Al Manar, 2004. Poésie de l’aimance, Œuvres II, La Différence, Paris, p. 128.
[28] Hassan Wahbi (2010). La beauté de l’absent. Entretiens avec Abdelkébir Khatibi, L’Harmattan, Paris, p. 44.
[29] Roland Barthes (1979). Khatibi La Mémoire tatouée, Œuvres complètes, Vol. V, UGE, Paris, p. 667
[30] Hassan Wahbi (2010). La beauté de l’absent. Entretiens avec Abdelkébir Khatibi, L’Harmattan, Paris, p. 64.
Communication de Maria Zaki, le 14.03.2019 à 14H 30 à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat (Maroc), Colloque International en hommage à Abdelkébir Khatibi (12-15 Mars 2019).
Sur le concept de l’aimance
J’ai adhéré au concept de l’aimance, comme à un legs précieux de mon mentor Abdelkébir Khatibi ; un don et une trace à la fois. Je la considère comme une langue singulière, une notion inventive et une démarche exigeante ayant pour but de guider les personnes dans le jeu complexe et délicat des attirances humaines, sans renier leur altérité. Dans le mot « aimance », il y a la notion d’alliance mais aussi celles de la mouvance et du renouvellement qui permettent de transformer l’amitié ou l’amour en un art de vivre la rencontre.
Dans l’aimance, on ne se repose pas sur ses acquis, on continue à prendre soin de la relation d’amitié et à se remettre en question car l’aimance se réalise dans la dynamique et le renouvellement.
L’aimance repose sur l’affection sans confusion, l’écoute de l’Autre, la sollicitude en gardant une distance appropriée et la loyauté, tout en respectant la singularité et la différence de l’Autre.
L’aimance permet de transformer l’attraction affective, le désir et la charge passionnelle que « le fait amoureux » engendre, en un champ matériel ou immatériel, où l’on libère sa force créative, sachant que « le manque à être » ne peut être comblé que par le passage vers le champ de l’art et de la navigation symbolique. Dès lors, on s’inscrit dans la volonté de penser la rencontre afin de supporter l’inéluctable écart entre le désirant et l’objet de son désir.
Maria Zaki
Irréfutable
C’est le moment de lire
Le tatouage de la mémoire
Comme on lit
Les lignes de la main
Ce qu’on s’avoue
A peine
Nous bouleverse
Le signe caché
Qui manifestement
Coule dans nos veines
Réclame l’art
Dans la pensée
Et de l’infini
L’ivresse
D’aucuns
D’ici et d’ailleurs
Nous ont cru victimes
D’autres nous ont pris
Pour des coupables
Mais l’ordre spatial
Du symbolique
Revient sans cesse
Irréfutable
Maria Zaki (Extrait de “Le chant de l’aimance”, 2018).
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L’aimance
Aimance. Ce mot, on le trouve rarement, très rarement, dans les dictionnaires, même spécialisés. On dirait qu’il se rend désireux… Peu à peu, au cours des années, ce mot a exercé sur moi un pouvoir extensif. Ses possibilités de notion active et de concept m’ont guidé vers une quête qui ne relève pas que de la littérature, mais se veut une éthique de l’immanence, dans les relations interpersonnelles, ou bien encore dans des lieux de passage et de résistance que vivent les hommes quand ils sont confrontés à la rencontre croisée entre les cultures, entre les pays, entre les sociétés, entre les spiritualités. Bref, la question de l’inter…
J’appelle aimance cette autre langue d’amour qui affirme une affinité plus active entre les êtres, qui puisse donner forme à leur désir et à leur affection mutuelle, en son inachèvement même. Je pense qu’une telle affinité peut libérer entre les aimants un certain espace inhibé de leur jouissance. En cela, elle réclame le droit à l’art et à la pensée dans l’univers si complexe et si paradoxal des sentiments. C’est donc un art de vie, telle qu’elle est et telle qu’elle advient…
Encore faut-il pouvoir penser ce lieu où la jouissance nous fait le don d’un nouvel idiome. L’aimance ne se substitue pas à l’amour en tant que mot et fragment du réel, elle le prolonge, si bien qu’elle est à la pointe de ses apories, qui sont souvent incarnées dans la passion et sa mythologie.
Abdelkébir Khatibi (Poésie de l’Aimance).
J’ajouterais seulement que dans le mot aimance, il y a la notion de mouvance et de dynamique, qui permet de transformer l’attraction affective en un art de vivre la rencontre. Elle s’inscrit donc parfaitement dans la volonté de penser sa vie et de vivre sa pensée.
Maria Zaki
Commentaires :
Bolognini Stéphane dit :
06/12/2011 à 21:36
Bonsoir à vous
Quoique disent les autres sur ce mot qui les dépasse, je le vis à chaque instant depuis le mois d’octobre sans vouloir en décrocher.
J’ai plus que de certitudes concernant ce genre d’amour si rare et pourtant si présent en moi.
Pour un homme, cela peut paraître étrange au début. Ma quête de vérité m’a rendu si curieux et tenace, car, je suis parvenu à ressentir cela pour une personne que j’ai rencontrée il y a 8 ans.
Il y a eu presque 6 ans à vouloir l’oublier mais je n’ai pu en réalité.
En octobre, alors que j’étais en formation en dordogne, je ressentais au fond de moi une pensée agréable pour m’endormir. Elle est revenue par la force naturelle des choses.
Cela a enclenché ce si doux processus.
C’est vraiment sublime. Mais aucun mot ne saurait le définir.
Il faut vraiment le vivre pour le croire. j’en ai oublié la souffrance et ma maladie mentale.
La question demeure : peut-on aimer réellement quelqu’un dans l’aimance?
Écrire une réponse
01/05/2011 à 20:56
Paul Diel, La peur et l’angoisse (Petite Bibiothèque Payot 78, 1985-1992-2004), p. 152:
‘L’aspect spiritualisant de l’intégration mémoriale est inséparable de son caractère sublimant
qui opère la métamorphose de l’angoisse en aimance.’